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Kassim Lassissi : « Protéger le caractère unique de la mode dans chaque pays africain »

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ENTRETIEN. Tout droit sorti de grandes écoles de commerce, ce jeune créateur a longtemps cherché comment mettre en avant l’authentique et le savoir-faire du continent. Il s’est confié au Point Afrique sur ses pistes de réflexion.

Propos recueillis par Viviane Forson

Alors que les occasions se multiplient dans les industries créatives et culturelles du continent, comment la mode peut-elle en tirer avantage ? En échangeant avec Kassim Lassissi, jeune créateur franco-béninois, diplômé en commerce international, marketing et communication – et qui a présenté début juin sa deuxième collection à Paris, on a pu saisir qu’il n’était plus seulement question de création, pour les entrepreneurs africains qui se jettent dans le grand bain de la mode internationale. Désormais, il y a une urgence à pallier l’absence de professionnalisation, ou encore la méconnaissance de création de richesse.

En effet, la filière mode n’est pas intégrée verticalement et dépend cruellement des importations. Malgré la grande créativité des entrepreneurs du secteur, le passage à l’industrie n’a pas eu lieu, les talents nécessaires ne sont pas formés et les compétences disponibles sur place manquent cruellement de moyens financiers pour passer à l’action. Mais alors, comment sortir du lot, lorsque l’on mise sur les savoir-faire d’artisans qui sont de plus en plus prisés par une clientèle très exigeante ? Kassim Lassissi a lancé sa marque Allëdjo, il y a tout juste un an, avec pour ambition de s’adresser au monde, à travers des collections qui s’inspirent de ses différents voyages, et une exigence : faire fabriquer en Afrique. Il s’est confié au Point Afrique sur sa démarche et son regard sur l’environnement dans lequel il évolue.

Le Point Afrique : Comment analysez-vous le secteur de la mode aujourd’hui  ? Quels sont les enjeux et les défis pour l’Afrique ?

Kassim Lassissi : La mode est constamment changeante et cherche à se renouveler. Ainsi, le monde de la mode est en quête de nouveaux territoires. De plus, ce qui est clair c’est que le consommateur est de plus en plus intéressé par les valeurs éthiques de la marque et sa culture. L’industrie de la mode s’ouvre au reste du monde, car en Occident tout semble avoir été créé, tout semble avoir été épuisé aussi. Et l’Afrique est le seul continent dont les ressources n’ont pas été pleinement valorisées. Cela va de soi qu’il y a de plus en plus de lumière sur l’Afrique.

Pensez-vous que ce soit un mouvement de fond ?

Je pense que le mouvement de fond est sur la quête de sens et la mesure de l’impact sur la société. L’intérêt pour l’Afrique durera si les créateurs et les consommateurs africains continuent à gagner en visibilité et pouvoir d’achat.

Les marchés que vous visez, qu’ils soient occidentaux ou africains, sont-ils prêts à associer l’idée et surtout le prix du luxe à l’Afrique ?

Allëdjo n’est pas une marque de luxe, mais plutôt une marque premium. Nos prix sont compris entre 100 et 249 euros pour une chemise en soie. Matière très noble, mais abordable chez nous. Nos consommateurs comprennent assez vite nos prix et la valeur de nos produits. Cela est aussi dû à la nature éthique de notre marque. Les matières sont nobles et naturelles, très souvent de la soie, et chaque pièce est faite à la main.

Les consommateurs africains quand ils ont du pouvoir d’achat ne préfèrent-ils pas acheter des marques occidentales ? Comment vous y prenez-vous pour convaincre d’acheter Allëdjo ?

Mon marché cible est mondial et ne se focalise pas exclusivement sur les consommateurs africains. D’ailleurs, les consommateurs africains couvrent un spectre très large. Il y a 54 pays, et ils sont tous différents. Un consommateur ivoirien est totalement différent d’un consommateur ghanéen. De mon expérience, les consommateurs africains anglophones, tel que les Nigérians donnent de la valeur aux marques du continent et sont prêts à dépenser pour les acheter. Les pays francophones ont peut-être un peu plus de retenue, mais les mentalités changent, surtout depuis que les célébrités américaines donnent de la visibilité aux marques émergentes.

Tout cela devient également possible grâce à Internet et aux médias sociaux, qui offrent une meilleure visibilité aux créatifs locaux et leur permettent de révéler leur travail unique au monde sans avoir à attendre un éditorial dans un magazine ou un contrat avec des acheteurs internationaux. Et ce que fait Allëdjo en créant des vêtements avec un focus sur l’esthétique et le côté pratique. Les consommateurs qui nous découvrent ont la possibilité d’acheter en ligne et de retourner le vêtement s’il ne leur convient pas. Par ailleurs, nous organisons aussi des pop-up stores (boutiques éphémères) qui donnent l’opportunité aux gens de venir découvrir nos produits.

Comment être considéré comme légitime par une industrie qui est toujours tentée d’ajouter l’adjectif « africain » derrière le mot mode ?

Que signifie la mode africaine ? L’Afrique est un grand continent et les cultures sont si différentes les unes des autres : de l’ouest à l’est, du nord au sud, il existe une multitude de manières de se vêtir. Quand le terme « mode africaine » est utilisé, je sais que la personne n’a aucune connaissance de l’Afrique et imagine quasiment des costumes traditionnels ! Pourquoi considérer comme légitime l’opinion de quelqu’un qui ne sait pas de quoi il parle ? Même si le monde de la mode a souvent tendance à percevoir l’Afrique comme une frontière unique, il est primordial de souligner et d’apprécier chaque pays indépendamment – comme on le ferait pour tout autre marché. Les médias traditionnels décrivent une mode qu’ils qualifient d’africaine à travers l’optique de régions très spécifiques, ignorant ainsi non seulement la beauté de sa vaste diversité, mais également les nuances économiques, politiques et culturelles qui sont essentielles pour entrer d’un marché à l’autre.

Justement, racontez-nous comment est née votre marque Allëdjo  ?

Entre la date où j’ai conçu mon business plan et le lancement de la marque, il s’est écoulé douze mois. Les premiers mois, j’ai fait produire quelques prototypes au Sénégal. Cela a beaucoup plu à mon entourage et je me suis donc installé à Dakar quelques mois pour lancer la première production. Ma vision est très globale et je ne souhaite pas restreindre les choix d’opportunités. Le continent africain étant formé de 54 pays, il serait dommage de ne penser qu’à un seul pays, car Allëdjo vise à être inclusif. Nous devons protéger le caractère unique de la mode dans chaque pays africain. Nous devrions cesser de faire cette erreur de définir l’Afrique comme une seule. Le Nigeria n’est pas le Ghana, le Ghana n’est pas la Sierra Leone, la Sierra Leone n’est pas le Rwanda, le Rwanda n’est pas le Zimbabwe. Nous sommes différents. Nous avons différents styles, nous avons différentes techniques comme nous avons différentes langues. C’est ce récit spécifique à chaque pays ou chaque région qui, à mon avis, est convaincant et doit être protégé, mais doit également être créé dans le but de toucher un public international… que ce soit à travers le continent ou au-delà.

Comment votre culture yoruba a-t-elle influencé votre créativité ? Qu’est-ce que l’on peut apprendre sur cette culture et ses peuples à travers vos créations ?

Je suis né de parents yoruba. Cette culture fait profondément partie de moi, car j’ai grandi bercé par cet environnement. Chaque week-end, il y avait une cérémonie : un mariage, un baptême, un décès… et je voyais la famille se réunir à Porto-Novo (capitale politique du Benin, NDLR) vêtue de très belles tenues : « Aso Ebi », littéralement vêtement de famille (imprimés, brodés..), ornés de parures en or le tout avec un simple voile pour se couvrir la tête et le cou. C’était un défilé de mode. J’étais émerveillé par ces tenues qui différaient de cérémonie en cérémonie. D’autres optaient pour un complet Bùmbá : Tòbí, aso et un Gèlè et les voilà métamorphosés. Le simple ajout d’un Gèlè changeait tout. L’importance de l’imprimé influença définitivement ma créativité.

Aussi, les Yoruba sont connus pour être de grands commerçants et de grands voyageurs. Ma mère, dès un très jeune âge, parcourait le monde pour ses activités, en Afrique, en Europe, en Asie. Je pense ainsi avoir très vite développé mon intérêt pour les cultures étrangères. Allëdjo invoque les imprimés, les voyages et les cultures. La marque est la source de tout de ce qui m’est propre et surtout de l’ouverture au monde.

Comment se démarquer dans la profusion d’offres de marques d’inspiration africaine ou venues du continent ?

Chaque collection est destinée à la célébration d’une destination et de sa culture : la faune, la flore, l’architecture, les couleurs… Tout ce qui rappelle à cette dernière. Le dénominateur commun est que les productions sont faites en Afrique, dans le but de promouvoir les talents africains et de participer au développement économique du continent.

Pourquoi vous a-t-il semblé si important de mettre en avant le travail des tailleurs ?

En Afrique, les tailleurs n’ont pas un statut très valorisé, pourtant, c’est eux qui habillent la société. Allëdjo est une marque qui a une éthique tant pour le capital humain qu’elle mobilise que pour ses produits. Les vêtements deviennent si banals de nos jours qu’il est important pour le consommateur de connaître l’histoire de chaque pièce. D’où vient le vêtement ? Comment il a été produit ? Qui le produit ? Toutes ces questions sont si importantes de nos jours. Notre mission est aussi de donner de la visibilité aux savoir-faire africains, sans eux nos collections n’existeraient pas. Il est important de mettre la lumière sur ceux qui aident à rêver.

Comment abordez-vous les défis de la qualité de la production, de la main-d’œuvre locale peu qualifiée, et les problèmes de copies que posent ces travailleurs souvent informels…

L’Afrique est remplie de talents, et le point fort du tailleur est le sur-mesure. Les tailleurs ne sortent pas d’écoles de mode, mais ils apprennent souvent depuis le plus jeune âge auprès des aînés de leur famille qui sont dans ce secteur. Il y a tout de même des points à améliorer comme le travail des patrons, les finitions et aussi mieux maîtriser le temps de production. Comme partout, il y a des pépites, mais personne ne parie sur eux. J’ai pris le pari de miser sur cette main-d’œuvre. D’autres y ont cru également et j’ai rencontré plusieurs usines de production en Afrique qui font aussi du bon travail. Si les gens se plaignent de la qualité, la première chose à faire est de s’assurer que les artisans sont extrêmement compétents avant de passer au prochain produit.

Est-il possible de produire sans investisseurs privés ou institutionnels ?

Dans mon cas, il est difficile de trouver des investisseurs privés ou institutionnels tout simplement parce que je n’ai pas d’expérience dans cette industrie. J’ai eu de la chance de rencontrer un investisseur privé, qui a des parts minoritaires, et qui m’assiste aussi dans la gestion financière de l’activité.

Vos collections sont produites au Sénégal, à Dakar, pourquoi avez-vous fait ce choix, et que vous a inspiré ce pays ?

Pas seulement celle-ci. Toutes les collections ont été produites à Dakar. Le choix de cette ville est venu assez naturellement. Une amie qui y produisait m’a fait mes prototypes, j’étais assez satisfait, donc j’ai lancé la production dans cette ville. En outre, la main-d’œuvre au Sénégal est abondante et qualitative. Nous avons opté pour la disponibilité plutôt que la rareté. Aussi, nous travaillons majoritairement avec de la soie, matière première très abondante dans cette région.

 

Source: Le Point

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